SurdiFrance 6 millions de malentendants Rencontre avec Anne-Sarah Kertudo

Rencontre avec Anne-Sarah Kertudo

Article extrait du numéro 31 du magazine 6 millions de malentendants.

Née avec une forme rare de myopie qui a débouché sur une cécité en 2014 et devenue sourde à 14 ans, Anne-Sarah Kertudo est juriste et s’est spécialisée dans l’accès au droit pour les sourds. Elle nous raconte son parcours, son expérience pour aider les sourds.

Quel est votre parcours?

J’ai obtenu mon baccalauréat puis j’ai fait des études de droit à Assas. J’ai démarré une thèse sur les lois scélérates (que je finirai peut-être un jour…) Je suis titulaire d’un DEA, obtenu à l’université de Paris II-Assas. J’ai perdu l’audition à l’adolescence mais je n’ai pas posé de mots sur cette situation. Avec ma meilleure amie, j’ai mis en place des stratégies qui m’ont permis de laisser penser que j’entendais, notamment en classe : elle me donnait un coup de coude, je répondais « oui », deux, je répondais « non », etc. On me trouvait donc étrange, lunaire et, pendant longtemps, personne n’a identifié qu’il s’agissait d’une surdité. C’est un audiogramme réalisé par la médecine scolaire qui a révélé la situation. Je ne me souviens pas de ce moment précis.

J’ai le souvenir de rendez-vous ratés avec des ORL qui manquaient souvent d’écoute, de compréhension et de pédagogie. Concernant la vue, je suis née avec une myopie rare qui m’a également amenée à fréquenter de nombreux ophtalmologistes dont les consultations ne se déroulaient pas mieux que celles des ORL. Ce n’est qu’en 2013 que j’ai rencontré l’ophtalmo qui me suit maintenant et avec qui j’ai enfin pu nouer un dialogue en confiance. C’est lui qui m’a annoncé que j’allais perdre la vue.

Concrètement, je suis très soutenue et accompagnée : soit par mes proches, soit dans le cadre du travail par une équipe qui a parfaitement intégré ma situation. Pour le reste, je suis appareillée pour entendre et j’utilise tous les systèmes vocaux mis à disposition des personnes mal et non-voyantes. Pour communiquer, je m’adapte aux autres qui s’adaptent à moi. J’ai longtemps communiqué en langue des signes dans le cadre de mon travail, à la permanence juridique pour les sourds. J’ai perdu cette langue en perdant la vue. Je communique à l’oral et lorsque je rencontre des sourds, il m’arrive d’échanger en langue des signes tactile. Au niveau professionnel, l’essentiel est de prendre en compte la particularité de chaque situation. Il existe un éventail immense de solutions et chacun doit piocher dedans pour construire ses propres réponses. Toutefois, quels que soient les progrès de la technologie, elle ne remplacera jamais l’empathie, l’humanité et la solidarité que nous sommes seuls à pouvoir nous apporter entre êtres humains. Comme vous le savez, la surdité est un handicap partagé et les solutions ne peuvent se trouver que dans une approche mixte qui concerne autant les sourds que les entendants.

Comment vous est venu le projet d’aider les sourds et malentendants à accéder à la Justice et au Droit ?

À l’issue de mes études de droit, je voulais être avocate. Chacun a le droit de connaître ses droits gratuitement, c’est ce que prévoit la loi, mais je découvrais avec consternation que cette loi ne s’appliquait pas aux sourds puisqu’aucun lieu n’était adapté. C’était en 2000. C’est alors que m’est venu le projet d’ouvrir les lieux pouvant accueillir les sourds pour les informer sur leurs droits. Lorsque j’ai dû arrêter, ayant perdu la vue, je n’ai pas été remplacée et le service a fermé. Avec ceux, juristes, avocats, étudiants, qui avaient accompagné la permanence juridique pour les sourds, nous avons créé l’association Droit Pluriel (cf. 6MM n°29), dont je suis aujourd’hui directrice. Fabienne Servan-Schreiber est notre présidente. Notre mission consiste à favoriser et faciliter l’accès au droit pour tous.

Je ne travaille pas dans le champ du handicap mais pour l’égalité. Les questions que nous défendons ne touchent pas une minorité de la population mais l’ensemble des citoyens pour une justice équitable. La question du handicap doit aujourd’hui se poser en termes de droit et non plus en termes d’aide ou d’assistance. Il est urgent de changer de perspective. Cette année, en partenariat avec la Fondation Agir pour l’Audition, nous allons présenter un événement original visant à mettre en valeur les personnes malentendantes. Je ne vous en dis pas plus, car cet événement exceptionnel sera dévoilé en novembre prochain. Autre projet : nous voulons réaliser une étude sur l’accès au droit des sourds et malentendants en France. Quels lieux d’information juridique accueillent en langue des signes, quels personnels ont été sensibilisés à la surdité, etc. L’idée est d’offrir une information claire et lisible aux personnes sourdes et malentendantes souhaitant connaître leurs droits. La permanence juridique de la ville de Paris accueillait des sourds venant de toute la France. Notre souhait est aujourd’hui de sensibiliser chaque ville afin qu’elle mette en place un service incluant le public sourd et que cette proposition soit connue des personnes concernées.

Quelle est votre actualité ?

À côté des projets que je mène avec l’équipe de Droit Pluriel, je suis actuellement en résidence à la librairie « Les Nouveautés », dans le Xe arrondissement. J’y organise une soirée par mois. Cette soirée est autant que possible traduite en LSF. Pour toute information : http://facebook.com/LesLecturesSingulieres/

Je voyage également pour présenter le documentaire « Anne-Sarah K. », réalisé par Mathieu Simonet. Prochaine projection dans le cadre du festival Interférences, à Villeurbanne. Pensez-vous que le handicap soit un frein ? Philippe Croizon a traversé La Manche sans bras et sans jambes. Existe-t-il encore une activité incompatible avec le handicap…? Pouvez-vous nous donner une citation pour vous définir? Il y a une phrase de Piéral, le comédien de petite taille qui joue dans « Les enfants du paradis », que j’aime beaucoup : à un journaliste qui lui demandait si, « être si différent, ça le dérangeait? ». Il a répondu : « oui, ça me dérange. Mais pas autant que vous. ».

Propos recueillis par Jean-Maurice Plissonnier et Rachel Poirier, ALDSM

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